par Azzedine Kaamil
Après deux années de vide institutionnel, le Liban s'est enfin doté d'un président. Mais que vaut une présidence sans leviers, dans un pays aux mains de puissances régionales, étranglé par la crise, et défendu non par son armée, mais par une résistance devenue incontournable ? Analyse d'un paradoxe libanais.
I. Un président élu sans pouvoir à exercer
Le 9 janvier 2025, après 29 mois de paralysie institutionnelle, le Parlement libanais a élu à la présidence de la République le général Joseph Aoun, ancien commandant en chef de l'armée. Ce choix, présenté comme un compromis, a été salué par certaines chancelleries comme un «sursaut national». Pourtant, en réalité, il incarne davantage un repli stratégique qu'un renouveau de l'État.
Joseph Aoun est respecté pour sa neutralité, sa discipline et sa retenue. Il est l'image d'une armée qui tient encore debout malgré la tempête. Mais il est aussi un président sans parti, sans majorité parlementaire, sans levier réel. Et c'est précisément pour cela qu'il a été élu : parce qu'il ne dérange aucun des équilibres bloquants du système confessionnel libanais.
II. Armée nationale et Résistance : un tandem asymétrique
Depuis son accession à la présidence, Joseph Aoun a tenté de repositionner l'armée comme acteur national unificateur. Lors de son discours inaugural à Baabda, il a réaffirmé la doctrine triptyque : «Peuple, Armée, Résistance», établie par le dialogue national de 2006.
Mais sur le terrain, la dissuasion réelle reste entre les mains du Hezbollah. Loin d'un affrontement direct, c'est une coexistence fonctionnelle qui s'est imposée. Là où l'armée est bridée politiquement et limitée militairement, la Résistance assure une forme de souveraineté effective - sur le terrain, mais aussi dans l'imaginaire populaire.
Il ne s'agit donc pas d'une concurrence, mais d'un prolongement : le Hezbollah ne remplace pas l'État, il le supplée là où il s'est effondré.
III. Octobre 2024 : au Sud, une seule ligne de front
Les affrontements de l'automne 2024, notamment lors de la tentative d'incursion israélienne dans les zones de Marwahin, Houla et Aïta el-Chaab, ont confirmé une réalité brutale : face à Tsahal, ni la FINUL, ni l'armée libanaise, ni l'ONU, n'ont pu agir. Seul le Hezbollah a résisté - au prix de 73 morts en deux semaines, selon ses propres communiqués.
Même ses détracteurs ont dû reconnaître une capacité de réponse rapide et coordonnée. Cette efficacité, qu'on le veuille ou non, renforce l'idée que le Hezbollah est aujourd'hui l'unique rempart face à une armée israélienne perçue comme expansionniste, agressive et impunie.
IV. Une souveraineté éclatée
Le Liban de 2025 n'est pas seulement en crise : il est désarticulé.
- L'Iran soutient le Hezbollah.
- L'Arabie saoudite, en coordination avec les États-Unis, appuie toute l'opposition - sunnite, chrétienne ou druze - contre le camp de la Résistance.
- La France et les États-Unis imposent leur agenda via des conditionnalités financières.
- Israël, enfin, menace militairement tout le sud du pays.
À cela s'ajoute un État vidé de ses fonctions : une livre à 200 000 LBP pour 1 dollar, un salaire minimum qui couvre à peine 15% du coût de la vie, une justice en panne, une éducation sous respirateur. Le pays est étranglé financièrement depuis près de 25 ans, les flux de devises ayant commencé à se tarir dès le début des années 2000, bien avant l'effondrement de 2019.
Dans ce vide institutionnel, le Hezbollah n'apparaît plus comme un problème, mais comme une réponse - certes controversée, mais tangible. Pendant que les ministres promettent, la Résistance agit.
Et pendant que certains dénoncent une prétendue «mainmise iranienne», la réalité diplomatique est tout autre. Ceux qui s'indignent d'une ingérence iranienne devraient s'interroger : où sont les pressions publiques, les conférences de presse, les injonctions budgétaires de Téhéran ? Quand a-t-on vu un émissaire iranien dicter la composition d'un cabinet ou bloquer un prêt international ?
L'Iran soutient une force locale. Les États-Unis et la France, eux, prétendent redessiner l'État.
V. Doha, février 2025 : une photo de trop
«La guerre est une chose trop grave pour la confier aux militaires», disait Clemenceau. Mais au Liban, où ni les politiques ni les militaires ne contrôlent plus la guerre - ni la paix -, cette maxime se retourne d'elle-même.
Car en février 2025, à Doha, le général devenu président a voulu jouer au diplomate... et s'est trahi.
Le 25 février, en marge du sommet du Conseil de coopération du Golfe, Joseph Aoun a été photographié aux côtés du nouveau président syrien, Abou Mohammed al-Joulani - ex-chef djihadiste de Hayat Tahrir al-Sham, recyclé sous le nom d'al-Charra dans une mise en scène de «réconciliation syrienne» orchestrée par Washington et Abou Dhabi.
Ce cliché, relayé par Sky News Arabia et LBCI, a fait l'effet d'une gifle à Beyrouth. Non seulement Joseph Aoun troquait son uniforme pour un costume mal taillé, mais en plus il s'affichait sur le même plan qu'une marionnette régionale, consacrant involontairement sa propre perte de stature.
Ce que beaucoup attendaient de lui, c'était une posture de chef d'État souverain, parlant d'égal à égal avec les acteurs décisifs de la région - les véritables marionnettistes du Golfe. Mais en acceptant d'être photographié avec un personnage téléguidé, il s'est lui-même ramené au rang de figurant.
Il ne s'agissait plus de stratégie, mais de soumission scénarisée, et d'une diplomatie de l'image où le Liban ne tient plus le stylo - il pose juste sur la photo.
VI. 15 août 2025 : quand Washington donne des ordres
Le scandale s'est aggravé le 15 août, lorsque Tom Barrack et Morgan Ortagus, émissaires américains, ont atterri à Beyrouth pour remettre aux autorités un document préétabli exigeant le désarmement progressif du Hezbollah, en échange d'un hypothétique plan d'aide à la reconstruction du Sud.
Selon des fuites dans la presse (An-Nahar, L'Orient-Le Jour), le cabinet du Premier ministre aurait accepté le plan sans débat public.
Mais au-delà de la simple forme, un autre élément interpelle : Pourquoi les États-Unis envoient-ils toujours des émissaires quasi inconnus, sans véritable expérience sur des dossiers aussi graves que le Liban ?
La réponse est limpide : envoyer des poids légers, souvent issus de cercles d'affaires ou de réseaux privés, permet à Washington d'envoyer un signal sans prise de risque, sans implication réelle, et sans conséquences diplomatiques durables. C'est une manière de montrer un engagement symbolique - sans en assumer les responsabilités.
Un autre signal envoyé par ces envoyés «quasi inconnus» est celui du désintérêt affiché. Pourquoi mobiliser des figures de premier plan quand il s'agit d'un pays étranglé depuis 25 ans, en ruine depuis 2019, et vidé de toute autonomie stratégique ? Ce choix traduit une forme de mépris calculé.
Mépris qui s'est manifesté de manière brutale le 26 août, lors d'une conférence de presse au palais Sursock, quand Tom Barrack a qualifié les journalistes libanais d'«animaux» et leur a ordonné de «se taire». L'enregistrement, relayé par plusieurs chaînes arabes, a suscité un tollé, dénoncé par la presse locale comme un réflexe colonial d'un autre âge.
On veut faire semblant de s'investir, sans pour autant risquer de s'engager pleinement. Pendant ce temps, le vide laissé par l'État et ses partenaires internationaux continue de se combler par d'autres forces - internes ou régionales - qui, elles, savent jouer sur ce terrain abandonné.
Résultat : le 18 août, une manifestation géante a rassemblé plus de 150 000 personnes sur la place des Martyrs à Beyrouth, selon des sources locales.
À cette occasion, la rue libanaise a rappelé une vérité simple : désarmer la Résistance sans armer l'État, c'est désarmer le Liban. Et ceux qui présentent cela comme une solution sont soit cyniques, soit complices.
VII. L'exemple syrien : un avertissement
À ceux qui croient encore qu'il suffirait que le Hezbollah rende les armes pour que la paix s'impose, il faut poser une question simple :
Israël a-t-il quitté la Syrie, désormais sans armée et sans défense ?
Non. Au contraire, les frappes se poursuivent, le Golan reste occupé, et l'armée israélienne s'enracine dans le sud syrien, sans opposition.
Pourquoi en irait-il autrement au Liban ?
Conclusion 1) Peuple, Armée, Résistance... ou bien Soumission, Effondrement, Occupation ?
Le Liban ne manque pas de présidents. Il manque de leviers. Il ne manque pas de ministres. Il manque de souveraineté.
Et à ceux qui critiquent la Résistance sans proposer de stratégie nationale cohérente, il faut rappeler ceci :
Ce n'est pas la milice qui affaiblit l'État - c'est l'absence d'État qui rend la milice nécessaire.
Tant que les Libanais ne pourront compter que sur eux-mêmes pour défendre leur sol, la formule «Peuple, Armée, Résistance» ne sera pas un slogan politique. Ce sera un impératif vital.
2) Le désarmement, oui - mais jamais seul
Dans les manuels de stratégie comme dans les leçons tragiques de la guerre froide, le désarmement ne se fait jamais unilatéralement. Il obéit à un principe immuable : équilibre ou extinction.
Entre puissances adverses, la stabilité ne vient pas de la bonne volonté, mais de la dissuasion mutuelle. Et c'est encore plus vrai lorsqu'un État est confronté à une entité dotée d'armes nucléaires.
Il ne faut pas l'oublier : Israël est la seule puissance nucléaire de la région. Elle n'a jamais signé le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), et son arsenal, centré autour du site de Dimona, est un secret de polichinelle.
Le regretté Hassan Nasrallah l'avait exprimé avec clarté :
«L'entité israélienne possède la bombe nucléaire ? Nous aussi. La nôtre s'appelle Dimona».
Par cette formule, il affirmait que la Résistance, bien que non dotée d'ogives, dispose d'une capacité dissuasive morale et stratégique, car elle peut frapper des cibles sensibles, et donc rétablir un équilibre de la terreur sans égalité militaire.
Alors comment parler de désarmement, si celui-ci ne s'inscrit pas dans une logique de réciprocité, de garanties concrètes et de retrait des menaces ? Comment équilibrer la terreur, si l'un conserve ses drones, ses chasseurs F-35, ses ogives et son impunité, pendant que l'autre remet ses armes sans condition ?
Tant que la dissuasion ne sera pas réciproque, le désarmement ne sera pas synonyme de paix. Il sera synonyme de capitulation.